30ème anniversaire du label Scène nationale

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30ème anniversaire du label Scène nationale

Une histoire des Scènes nationales par Antoine de Baecque

Le 16 décembre 1991, Bernard Faivre d’Arcier, directeur du Théâtre et des Spectacles au Ministère de la Culture, signe un courrier officiel attribuant le « label Scène nationale »[1] à des établissements culturels qui réunissent certaines conditions : le soutien à la création et au développement culturel, une structure juridique garantissant l’indépendance du directeur, sa responsabilité en matière de gestion budgétaire et administrative, un lieu – bâtiment et scène(s) – réunissant les conditions techniques spécifiques au spectacle vivant et un co-financement entre l’Etat et les collectivités locales. La Direction du Théâtre et des Spectacles crée alors ce réseau de 58 Scènes nationales – très vite, elles sont 61 –, nouveau cercle d’action de sa politique culturelle.

Répondre à la crise de la décentralisation

Ce réseau porte l’héritage de la décentralisation[2], qui s’exprime pleinement en France à partir de la Libération sous l’impulsion de Jeanne Laurent, sous-directrice des Spectacles et de la Musique à la Direction générale des Arts et Lettres à partir de 1946. Elle fonde les cinq premiers Centres dramatiques nationaux (Saint-Etienne, Colmar, Toulouse, Rennes, Aix), soutient Jean Vilar lors de la création du Festival d’Avignon puis lui propose, en 1951, la direction du Théâtre National Populaire. C’est sur ce terreau qu’André Malraux, premier ministre des Affaires culturelles en 1959, engage le projet des Maisons de la culture. « Il n’y a qu’une culture démocratique qui compte, lance-t-il en présentant ces “modernes cathédrales”. Cela veut dire qu’il faut que, par ces Maisons de la culture qui, dans chaque département français, diffuseront ce que nous essayons de faire à Paris, n’importe quel enfant de seize ans, si pauvre soit-il, puisse avoir un véritable contact avec son patrimoine national et avec la gloire de l’esprit de l’humanité. Il n’est pas vrai que ce soit infaisable. »[3]

En 1961, André Malraux inaugure la première Maison de la culture au Havre, et le VIe Plan (1962-1965) en prévoit la création d’une vingtaine, tout en forgeant d’autres Centres dramatiques nationaux (Beaune, Tourcoing, Grenoble, Reims, Angers, Caen, Villeurbanne). Moins nombreuses que prévues, créées parfois dans la difficulté, les Maisons de la culture, financées à moitié par l’Etat à moitié par les collectivités locales, se développent cependant. Elles sont au nombre de huit (Le Havre, Bourges, Caen, Amiens, Grenoble, Reims, Rennes, Saint-Etienne) en 1968, puis quatorze (Nevers, Chalon-sur-Saône, Angers, Clermont-Ferrand, Bobigny, Chambéry) quinze ans plus tard.

En 1968, un deuxième cercle d’établissements plus modestes, dont le financement entre l’Etat et les municipalités n’est plus paritaire (généralement un tiers/deux tiers), voit le jour, favorisé par les conclusions du VIe plan : les Centres d’action culturelle (CAC), secondé en 1983 par un troisième cercle : les Centres de développement culturel (CDC), plus encore ancré localement. Le maillage, au début des années 1980, ne correspond pas tout à fait au rêve malrucien d’un établissement culturel par département, mais s’en approche : 14 Maisons de la culture, 38 Centres d’action culturelle et une trentaine de Centres de développement culturel, fonctionnent en France et dans ses régions, même si cela reste souvent dans des conditions et selon des dispositions assez hétérogènes, inégales, parfois fragiles.

Une tension s’est faite de plus en plus sensible dans ces établissements, entre le soutien à la création et les nécessités de l’action culturelle[4]. D’un côté, une génération de metteurs en scène (Chéreau, Vincent, Mnouchkine, Maréchal, Lavelli, Lavaudant, Bayen, Arias,…) s’est imposée, bénéficiant d’une forte notoriété, d’une reconnaissance artistique, prêts pour certains à s’engager à la direction de théâtres ou de Centres dramatiques nationaux. Jack Lang, quand il parvient au pouvoir en 1981 à la suite de la victoire présidentielle de François Mitterrand[5], fait alliance avec eux. Lorsqu’il obtient de considérables augmentations du budget de son Ministère de la Culture, il entend les investir en priorité dans l’aide à ces créateurs, privilégiant de ce fait les lieux culturels proches des artistes ou même, si possible, dirigés par eux. D’où, chez le ministre, une méfiance certaine à l’égard de bien des Maisons de la culture, le plus souvent dirigées par des administrateurs-programmateurs.

Depuis la décennie précédente, les enjeux de développement culturel ont été mis en avant chez de nombreux directeurs de CAC ou chez les responsables des DRAC et les élus locaux. A l’occasion des élections municipales de 1977, une nouvelle génération d’édiles socialistes portée au pouvoir appuie ces demandes du terrain : la démocratisation de l’accès à la culture passe prioritairement par ce type d’actions qui ne privilégient pas forcément la création contemporaine.

Entre le soutien aux metteurs en scène, dont les spectacles sont montrés dans les principaux théâtres publics parisiens ou de décentralisation, et les programmes de démocratisation, passant plus souvent par des spectacles jeune ou tout public, des animations de quartiers, des initiatives très localisées, la synthèse n’est pas forcément aisée ni trouvée. Le risque, qui n’est pas toujours vérifié, est de voir poindre une vie culturelle à deux vitesses, celle des Maisons de la culture et des principaux CDN dirigés par des artistes, et celle des Centres d’action culturelle, puis des Centres de développement culturel, qui s’investissent dans les tâches moins prestigieuses de la démocratisation culturelle.

L’invention des Scènes nationales

Lorsqu’il arrive, nommé par Jack Lang en septembre 1989, à la Direction du Théâtre et des Spectacles, Bernard Faivre d’Arcier[6] prend la mesure de ces tensions, qui travaillent parfois au risque de la crise ouverte. Certains lieux, gérés de manière inconsidérée, sont d’ailleurs proches de la faillite. Au Grand Huit, Maison de la culture de Rennes, le metteur en scène Pierre Debauche, nommé directeur en 1986, doit mettre la clé sous la porte en 1989, avec plus de dix millions de francs de déficit. Certains directeurs-metteurs en scène s’offusquent quant à eux de n’avoir pas les mains libres, de dépendre des gestionnaires, que leur budget de création s’en trouve rogné par les frais fixes de fonctionnement et d’administration de leur théâtre, comme en témoigne le départ fracassant de Chantal Morel du Centre dramatique national des Alpes, qui dénonce dans cette « usine de boutons de culottes »[7] une organisation administrative inefficiente et inadaptée aux besoins de la création.

Va-t-on vers la suppression de chaînons importants du réseau né de la décentralisation ? Certaines voix, opportunistes, le demandent, au nom des exigences du théâtre de création ou, au contraire, de la gestion plus drastique des établissements culturels, voire de l’inutilité de tels investissements publics. A la confusion apportée par l’enchevêtrement des appellations, des réseaux et des lieux culturels, CDN, Maisons de la culture, CAC, CDC…, forgés lors des différentes étapes de la politique culturelle, s’ajoutent donc des éléments de crise conjoncturels et structurels, ce qui présente en 1989 le risque réel d’un démantèlement du maillage français en matière de création et de diffusion du spectacle vivant.

Conscient de la nécessité de préserver les intérêts et l’indépendance des créateurs, tout en voulant rassurer les gestionnaires et en souhaitant garantir les directeurs d’établissements culturels, Bernard Faivre d’Arcier est placé devant une forme de quadrature du cercle. Certains le traitent déjà de « Bernard Tapie de la culture »[8]. Il débute par un état des lieux, sur le terrain, visitant une bonne part des établissements, notamment les plus modestes, les CDC, comme Alès, Bayonne, Calais, Cherbourg, Evreux, Fécamp, Maubeuge. Lui-même présente rétrospectivement son action comme un « gros travail de réorganisation » au milieu de la floraison successive des appellations, des réseaux et des statuts, doublé d’un « effort de redéfinition » des noms, des missions, des apports de chacun. La situation l’exige : « D’un côté, nous avions des institutions théâtrales, de l’autre des centres culturels qui pouvaient, et souhaitaient le plus souvent, s’ouvrir à la mission de création, de production et de programmation. Enfin, montait l’immense masse des compagnies, avec des statuts et des situations très divers. »[9] Faivre d’Arcier cherche d’abord à éviter que des lieux, « grands ou plus petits »[10], ne se recentrent et se referment sur eux-mêmes ; il veut permettre à certaines compagnies de trouver un lieu adéquat, tout en restant attentif à la nécessaire production et circulation de la création contemporaine en théâtre ou en danse.

De l’analyse de cette situation, et des actions d’organisation et de définition qu’elle implique, naît le terme même de « Scène nationale », qui apparaît comme le point commun entre des lieux, des institutions, des statuts fort différents. D’une Maison de la culture à un Centre d’action culturelle ou à un Centre de développement culturel, le trait d’union est la présence de la scène comme cœur du projet, matériellement : un plateau, entouré d’une salle, elle-même comprise dans un bâtiment. Les tailles, les modalités, les usages, peuvent varier, parfois du tout au tout, mais la « scène » demeure.

Le « nationales » qui qualifie ces « scènes » rappelle quant à lui l’ambition territoriale du réseau, née du rêve impossible de Malraux – « Une Maison de la culture par département » –, la circulation des spectacles, coproduits et diffusés à l’échelle du pays entier, aussi bien que le caractère étatique du projet : un label accordé par la Direction du Théâtre et des Spectacles, vecteur renouvelé d’une politique culturelle. L’Etat investit – sa part monte même à parité, du moins c’était le projet, pas vraiment tenu cependant, l’autre moitié étant apportée par les collectivités territoriales et les recettes propres à chaque établissement – et garantit la nomination et l’indépendance des directeurs et directrices, vis-à-vis des pressions, toujours possibles et sensibles, des pouvoirs locaux.

L’appellation « Scènes nationales », forgée par Bernard Faivre d’Arcier, est avancée, comme « testée » juridiquement (une association loi de 1901), administrativement (les conseils d’administration sont réduits à une douzaine de membres, par mesure d’efficacité), politiquement (l’engagement des élus locaux est souhaité), lors de plusieurs réunions de travail à la Direction du Théâtre et des Spectacles, rue Saint-Dominique, à partir du printemps 1990, mobilisant certains directeurs et directrices d’établissement, quelques représentants des DRAC, notamment Alain Brunswick pour le Nord-Pas-de-Calais, élément dynamique important, ou des hauts fonctionnaires du ministère, rencontres à chaque reprise animées par Marie-Claude Poncet, l’une des collaboratrices les plus proches de Bernard Faivre d’Arcier, spécialement chargée de ce dossier puisqu’elle devient rapidement, au printemps 1991, « chef du bureau des Scènes nationales ». Françoise Letellier, directrice des Gémeaux à Sceaux, qui participa à cette genèse, rappelle ce que le réseau des Scènes nationales doit à Marie-Claude Poncet : « Les scènes étaient ses nouveaux bébés et nous, directeurs, ses enfants. »[11] Dévouée, travailleuse, pas toujours facile en affaire, Marie-Claude Poncet incarne une continuité de l’histoire, ayant débuté sous la direction d’Emile Biasini, avec la création en 1961 de la Direction des Spectacles au ministère de Malraux. Ce fut un bel atout pour les Scènes nationales car « elles plongeaient, grâce à Marie-Claude, reprend Françoise Letellier, dans la mémoire même de la décentralisation. »[12]

Comment l’imposer ?

Les premières réactions dans le milieu sont contrastées. Le label est mieux accepté du côté des « petites » structures, les anciens CAC et CDC, que des plus grosses. Michel Orier, alors tout nouveau directeur de la Maison de la culture d’Amiens, se souvient que, sur le moment, « ça n’a pas beaucoup plu aux Maisons de la culture, qui se sont senties dépossédées, rabaissées et associées au réseau d’en-dessous, celui des CAC »[13]. Jean-Paul Angot, futur directeur de la Scène nationale de Chambéry puis de la MC2: à Grenoble, reconnaît qu’à l’époque cela suscite une certaine inquiétude parmi les « grandes maisons. »[14]

Bernard Faivre d’Arcier est sensible à ce qu’il perçoit d’abord comme des susceptibilités blessées, qui peuvent révéler de plus profondes méfiances vis-à-vis des tutelles, qu’elles soient nationales ou locales, ce qui se traduit par la volonté de préserver une certaine indépendance dans les projets et les décisions. « Les Maisons de la culture, précise-t-il, étaient les cathédrales de la culture et leurs directeurs voulaient généralement conserver ce nom, comme un titre de noblesse, une marque de fidélité historique. Je leur ai dit : “Prenez le label mais gardez votre nom, vos traditions, vos habitudes.” Il fallait être ferme sur la proposition générale mais ouvert sur l’application, notamment symbolique. »[15] Beaucoup de lieux vont dès lors placer le label Scène nationale en « sous-titre » de leur nom historique, conservé : la MC93 à Bobigny, la MC2: à Grenoble, la Maison de la culture d’Amiens, mais aussi le Cratère (Alès), le Volcan (Le Havre), le Merlan (Marseille), le Bateau feu (Dunkerque), le Granit (Belfort), le Channel (Calais), La Coursive (La Rochelle), le Manège (La Roche-sur-Yon), la Halle-aux-grains (Blois), La Coupole (Melun), La Filature (Mulhouse), le Carré Saint-Vincent (Orléans), La Passerelle (Saint-Brieuc), Les Gémeaux (Sceaux), le Parvis (Tarbes), La Rose des vents (Villeneuve d’Ascq). « Finalement, cela s’est fait sans grande difficulté, conclut Faivre d’Arcier. J’aurais même voulu aller plus loin et créer une “Journée des Scènes nationales”, qui aurait attiré l’attention, avec des visites des lieux, l’ouverture des théâtres durant cette nuit-là, des rencontres et des débats. Mais les directeurs m’ont fait comprendre que c’était trop. Ils ont été timides sur ce point. »[16]

Dans l’acceptation plutôt consensuelle du nouveau label, l’Association des Scènes nationales[17], créée le 16 juin 1990, à Malakoff, née de la fusion de l’Association nationale des établissements artistiques et culturels (ANEAC) et de l’Union des Maisons de la culture (UMC), joue un rôle important. C’est d’ailleurs à son premier président, Roger Caracache, qu’est adressée la lettre officielle du 16 décembre 1991 attribuant le label. Caracache présidait déjà l’ANEAC ; c’est un homme clé dans ce moment de bascule. Il dirige alors la Maison de la culture de Grenoble, mais vient du tissu associatif et politique, membre du Parti socialiste, élu de terrain – il sera bientôt maire du Sappey-en-Chartreuse, au-dessus de Grenoble. Par affinités politiques, il est proche de Bernard Faivre d’Arcier, qui l’associe dès le début de l’année 1990 aux négociations sur la création des Scènes nationales. En tant que directeur d’une des plus importantes Maisons de la culture, il a toute légitimité pour parler au nom de ses collègues et s’impose comme président de la nouvelle association, initiant une sorte de tradition longtemps de mise : elle sera en effet présidée par les directeurs successifs de la MC2:[18]. Cette association, dont le conseil d’administration est composé à parité (9/9) de présidents et de directeurs d’établissements culturels, s’avère une instance de compromis très utile pour apaiser les tensions tout en redéfinissant régulièrement les missions et les cahiers des charges des différents lieux. Les présidents, au rôle plus en retrait, ne cristallisent pas les tensions comme peuvent le faire les directeurs. L’Association est également garante de la bonne circulation des informations, publiant régulièrement un annuaire de tous les établissements membres, jouant de plus un rôle d’interface entre la Direction du Théâtre et des Spectacles et les conseils d’administration des Scènes nationales. Enfin, elle se donne un rôle de formation de ses membres, notamment les nouveaux directeurs des établissements.

La naissance des Scènes nationales est rendue publique avant même l’officialisation du label par la lettre du 16 décembre 1991 : le 20 juillet, lors du Festival d’Avignon, Bernard Faivre d’Arcier présente, au milieu d’une certaine effervescence, le réseau et ses principes à la profession et à la presse, lors d’une conférence à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon. Roger Caracache prend la parole pour rassurer, insistant sur la personnalité préservée de chacun, « marqué par l’histoire d’un lieu et par sa propre ambition artistique »[19]. A la tribune, Fabien Jannelle, directeur de La Ferme du Buisson à Noisiel, Georges Buisson de La Coupole, en grande banlieue parisienne, Sonia Brénot, directrice de l’Espace Planoise de Besançon, Françoise Letellier des Gémeaux à Sceaux, Francis Peduzzi du Channel à Calais, représentent et font entendre des situations fort différentes, mais chacun illustre une bonne raison de s’affilier à ce label. Le Monde peut annoncer peu après : « Les Scènes nationales seront le nouveau réseau de référence du théâtre français. »[20]

Les missions du label 

Qui dit nouveau « label », dit missions clairement définies. Ce processus de régulation s’appuie en effet sur le soutien de l’Etat aux structures du spectacle vivant sous conditions. Elles sont au nombre de quatre principales, proposant par leur choix et dans leur étendue la meilleure synthèse, mise à jour après trois décennies de décentralisation, du système de soutien à la culture en France.

Le label « Scène nationale » est d’abord, rappelle la lettre de Bernard Faivre d’Arcier du 16 décembre 1991, attribué à un « lieu », possédant une « structure juridique », un « budget », un « organigramme », et surtout un « directeur », avec son « projet culturel et artistique global pluriannuel (3 ou 4 ans) organisé autour du spectacle vivant »[21]. C’est avec des directeurs que s’établit le lien, ce sont eux qui apportent un projet particulier, qui portent le dynamisme du réseau, qui incarnent le label.

Deuxième condition d’attribution du label « Scène nationale », et véritable cœur de mission, élément central du cahier des charges : la création contemporaine. « S’affirmer comme un lieu de production artistique de référence nationale dans les domaines de la culture contemporaine, écrit Faivre d’Arcier dans sa lettre inaugurale, organiser la diffusion et la confrontation des formes artistiques en privilégiant la création contemporaine. »[22] Ainsi, être accueilli ou coproduit par une Scène nationale (ou plusieurs) devient rapidement pour les équipes artistiques un gage de professionnalisme et la garantie d’une forme de qualité créative. Elles sont rapidement des interlocuteurs essentiels dans le système de production et de diffusion nationale du spectacle vivant. Durant les cinq premières saisons du label (1991-1995), plus d’un millier de spectacles ont reçu le soutien des Scènes nationales, totalisant une moyenne de quatre par saison et par lieu, généralement pour deux à cinq représentations par théâtre. Ces données sont stables, ou en augmentation, puisqu’en 2012-2013, la moyenne des spectacles produits est montée à six par Scène nationale. Cela implique, à chaque reprise, apports financiers, logistiques et techniques, accueils en résidence (fortement suggérés[23]), mises à disposition de théâtre le temps des répétitions des créations, et emplois de comédiens, de techniciens, d’administrateurs, de compagnies, irrigation vitale qui fait exister un milieu théâtral pour qui la naissance et le développement des Scènes nationales ont représenté un apport primordial.

Troisième vecteur du label, l’interdisciplinarité des Scènes nationales. Bien sûr, le théâtre, élément clé de la politique culturelle française, occupe une place prépondérante. Entre 1991 et 1995, il totalise 55 % des représentations. Puis vient le cinéma (13 %), la danse contemporaine (10 %), la musique classique (8 %), les « varias » (4 %), le mime, les marionnettes, le cirque (3 %), le café-théâtre et cabaret (2 %), les danses classique et traditionnelle (2%), les conférences (2 %) et la musique contemporaine (1 %). L’ensemble du réseau, sur ces cinq premières saisons, a organisé 270 expositions (photos et vidéos essentiellement). Les festivals, porteurs d’un rayonnement à la fois local et national, dans un contexte de forte expansion, se sont aussi développés dans la pluridisciplinarité : soixante-dix festivals sont alors portés par la soixantaine de Scènes nationales, 41 % de théâtre, 33 % de cinéma, 14 % de danse, 12 % de musique. Vingt ans plus tard, le nombre de festivals s’est accru, montant à 106, réunissant près de sept cent mille participants. Les spectacles « jeune public » représentent 27 % du total des représentations et 19 % des entrées payantes. Cette interdisciplinarité est demeurée une constante : en 2015, 23 Scènes nationales disposent d’une ou plusieurs salles de cinéma, accumulant huit cent mille entrée, et 27 d’un espace d’exposition, attirant deux cent mille visiteurs, dont trois sont des centres d’art conventionnés et se sont vu attribuer le nouveau label de 2018, Centre d’art contemporain d’intérêt national, Château-Gontier, Marne-la-Vallée et Tarbes. On compte aussi une maison de littérature reconnue nationalement, à la Roche-sur-Yon.

Enfin, dernière mission propre à cette labellisation, le développement culturel et la rencontre avec les publics. Ce qui a pu, auparavant, apparaître parfois comme une opposition, voire une rivalité, entre lieux créateurs et espaces d’action culturelle, trouve, grâce à l’organisation des tâches plurielles et complémentaires des Scènes nationales, une synthèse possible. Fin du mépris pour les tâches « socio-cul »… Les théâtres vont désormais plus facilement aux publics et les centres culturels à la création. Malgré l’abandon dans leur titre de la référence à l’animation culturelle, les Scènes nationales n’en sont pas moins des lieux privilégiés de rencontre avec le public et de démocratisation de la culture. Chacune des cinq premières saisons, entre 1991 et 1995, deux millions et demi de billets de spectateurs ont été vendus, pour un public qui à la fois augmente et rajeunit. Le prix moyen des places est resté relativement bas : en 2019, 11,17 € pour tout public, 8,37 € pour les moins de 18 ans, 5,37 € pour les scolaires. De plus, les Scènes nationales sont tenues de mettre en place un processus de captation, de constitution et de fidélisation d’un public nouveau, différent, souvent plus jeune et plus mixte socialement, via des liens avec le réseau associatif, le monde scolaire, de l’accueillir grâce à des stages, des ateliers, des rencontres, et de se projeter hors les murs par des animations. Il s’agit de remplir les salles tout en inscrivant le théâtre dans la vie de la cité, en ouvrant la pratique artistique comme pratique sociale destinée à un aussi large public que possible.

En 2013-2014, les artistes associés à une Scène nationale, ou en résidence, ont ainsi consacré plus de quarante mille heures à l’action culturelle, soit une moyenne de six cents heures par lieu. Mille cinq cents ateliers de théâtre, principalement de pratiques amateurs, se sont déroulés, soit une moyenne de plus de vingt par établissement, qui ont réuni plus de quarante mille personnes. Les Scènes nationales sont plutôt un bon outil pour cela, ayant une expérience en la matière et le souci, au présent, de s’investir dans cette tâche ardue mais gratifiante. Cette marque demeure, puisqu’en 2013-2014, les Scènes nationales ont réuni plus de trois millions de spectateurs (uniquement pour le spectacle vivant).Elles jouent historiquement le rôle d’un lieu de synthèse où ont pu se fondre les deux priorités traditionnelles des théâtres publics, la création et la démocratisation culturelle, longtemps vécues comme contradictoires et désormais réunies.

Les Scènes nationales se sont rapidement imposées dans le paysage culturel français, cercle le plus actif pour la création interdisciplinaire sur l’ensemble des territoires, pour la coproduction et la circulation nationale des spectacles et pour le développement des publics. La meilleure preuve en est l’augmentation régulière des établissements labellisés. Ils sont 58 à la création de l’association, en juin 1990 (8 Maisons de la culture, 25 CAC et 25 CDC), 61 au moment de la labellisation officielle, le 16 décembre 1991, et 71 vingt ans plus tard, lorsque se sont créées les Scènes nationales de Basse-Terre en Guadeloupe, de Châlons-en-Champagne (La Comète), de Chalon-sur-Saône (Espace des Arts), de Château-Gontier (Le Carré, disposant d’un Centre d’art contemporain), de Châteauroux (L’Equinoxe), de Clermont-Ferrand (La Comédie), de Gap (La Passerelle), de Lons-le-Saunier/Dole, de Loos-en-Gohelle (Culture Commune), de Saint-Quentin-en-Yvelines, de Perpignan (L’Archipel), de Valenciennes (Le Phénix) et de Vandœuvre-lès-Nancy (CCAM), tandis que seuls quatre établissements ont disparu du réseau, transformés en Centres dramatiques nationaux comme à Rennes, à Sartrouville et à Petit-Quevilly/Mont-Saint-Aignan ou déclassé comme à Saint-Avold.

Le rayonnement de ce réseau s’étend aussi au-delà des frontières françaises, comme en témoigne l’inscription des Scènes nationales d’Amiens, Annecy, Bobigny, Chambéry, Châlons-en-Champagne et Valenciennes dans le dispositif « Pôle européen de création », inauguré en 2015 par le Ministère de la Culture, et le développement de nombreux projets dans le cadre de programmes européens (Culture, Interreg, Feder…), notamment transfrontaliers, parmi lesquels on peut citer les exemples de « Pyrenart », associant les Scènes nationales de Foix et de Tarbes et sept autres structures françaises, espagnole et d’Andorre, et « CDuLab », né d‘un partenariat entre la Scène nationale de Besançon et le Théâtre Vidy-Lausanne.

Avec le temps, le budget moyen d’une Scène nationale est monté à 3,3 millions d’euros annuels ; une quinzaine émargent à au moins 5 millions et une quinzaine d’autres, les plus petites, à moins de 2 millions. La moitié de ces budgets (51% en moyenne) est consacrée aux frais de fonctionnement de chaque structure, l’autre moitié l’est aux charges artistiques, dont 20% aux productions et coproductions de spectacles proprement dites. L’Etat représente 32 % des financements publics de cet ensemble de lieux, les municipalités 45 %, les départements et les régions 21 %, l’Union européenne et les autres aides spécifiques 2%. Les ressources propres des établissements, essentiellement en billetterie, atteignent un quart du budget global, ce qui permet d’appliquer des prix modérés afin d’attirer un public plus diversifié. L’ensemble des Scènes nationales représente près de deux mille emplois permanents, à tous les postes, et génère l’équivalent de cinq cents emplois à temps plein pour les artistes et techniciens sous statut d’intermittents du spectacle. L’accent est de plus en plus porté sur la formation et l’accompagnement des jeunes et apprentis, avec des contrats de professionnalisation, particulièrement pour les régisseurs techniques, de services civiques, de stages pour les étudiants, notamment pour les métiers de la médiation et de la communication culturelles.

Enfin, les bâtiments et les équipements sont généralement en bon état et, grâce aux investissements croisés Etat-municipalité-région et quelques mécènes, une dizaine de lieux ont été rénovés, ou ont été construits, durant la dernière décennie, mis en fonctionnement après d’importants travaux d’une durée de deux à trois ans : le Théâtre à Saint-Nazaire (réouverture en 2012), le Cratère à Alès (réouverture en 2013), le Trident à Cherbourg-en-Cotentin (2013), le Théâtre Molière à Sète (2013), la Scène nationale d’Albi (2014), Bonlieu à Annecy (2014), le Bateau Feu à Dunkerque (2014), LUX à Valence (2014), le Volcan et le bâtiment historique d’Oscar Niemeyer au Havre (2015), le Théâtre-Sénart (2015), la MC93 de Bobigny (2017), l’Espace des Arts à Chalon-sur-Saône (2018), la MCB Bourges et la Comédie de Clermont-Ferrand (2021).

La relance 

L’Association des Scènes nationales, qui avait été très utile lors de la création du label pour le faire accepter par tous, ne joue plus guère de rôle une douzaine d’années plus tard, alors qu’elle est pilotée par Jean-Pierre Cordier, président de la Scène nationale d’Amiens. Au milieu des années 2000, elle s’est surtout transformée en un « club de présidents » dont les réunions, assez irrégulières, n’ont plus beaucoup d’enjeu politique et professionnel. « Nous, les directeurs de Scènes nationales, on n’y allait plus, résume Michel Orier de manière lapidaire. On préférait se retrouver au Syndeac, où le débat était plus vivant, les prises de position plus politiques pour faire bloc face à une décision injuste ou inopportune. »[24] Le Syndicat des directeurs d’entreprises artistiques et culturelles, fondé en 1971 dans la mouvance des mobilisations de 68, joue effectivement un rôle majeur pour façonner des décisions communes et leur donner du poids face à l’Etat ou aux collectivités locales, comme il l’a montré lors de la crise des intermittents en 2003.

Au milieu des années 2000, l’Association œuvre tout de même, sous la présidence d’Yvan Morane, alors directeur de la Scène nationale d’Albi, à améliorer le statut du directeur dans la gouvernance des Établissements publics de coopération culturelle, forme juridique propre à certaines Scènes nationales et qui suscite à l’époque beaucoup d’inquiétudes. Mais dans un contexte de restrictions budgétaires de plus en plus drastiques au niveau de l’Etat, et face à la désaffection de la majorité des directions de Scènes nationales pour l’Association, un positionnement plus offensif de celle-ci aurait été bienvenu. « La petite musique du ministère, rappelle Jean-Paul Angot, alors directeur de la Scène nationale de Chambéry, ne nous plaisait pas trop. On entendait qu’il fallait “dégraisser”, qu’il y avait trop de tout, de théâtres, de festivals, d’intermittents. Face à ces discours dangereux, l’Association des Scènes nationales ne montait pas au créneau. »[25] Les conclusions des « Entretiens de Valois » sur la culture, tenus entre février 2008 et juillet 2009, sont en effet inquiétantes si on les lit entre les lignes, puisqu’au nom des « économies nécessaires » il est question de « mieux qualifier les soutiens »[26] que l’Etat apporte aux réseaux de la politique culturelle. Concrètement, la rumeur, rapportée par Le Monde [27], évoque même la suppression de 17 ou 18 Scènes nationales.

Dans ce contexte et sentant la menace planer sur le label, Philippe Bachman, directeur de La Comète de Châlons-en-Champagne, alors nouveau dans le réseau, alerte quant à l’absence d’un outil de réflexion spécifiquement centré sur les enjeux propres aux Scènes nationales et à même d’être un interlocuteur crédible du Ministère. Sous son impulsion se constitue alors un groupe (dont Jean Deloche, Michel Orier, Marie-Pia Bureau, Jean-Paul Angot et Gérard Bono), qui va rapidement mobiliser l’ensemble des directeurs et directrices autour d’un projet de refonte de l’Association des Scènes nationales, en concertation avec Jean-Paul Jury, président du LUX de Valence, pour conserver le lien avec les présidences. Ce dernier prend alors la présidence de l’Association, animé par l’objectif de redonner aux directions toute leur place dans le conseil d’administration de celle-ci, par le biais d’une modification de ses statuts. C’est ainsi qu’en janvier 2009, une génération de directeurs et directrices de théâtre arrivée à maturité dans le secteur, Michel Orier, de la MC2:, Françoise Letellier, des Gémeaux, et une autre plus récente dans le réseau, Philippe Bachman et Jean-Paul Angot, prennent le pouvoir à l’Association des Scènes nationales et entreprennent de « consolider le label »[28]. « Ça n’a pas posé de problème, explique Michel Orier, élu nouveau président en 2009. Les anciens se sont effacés avec élégance ; mais il fallait rapidement traduire ce changement de pouvoir en termes de statuts et d’actions concrètes. »[29]

La relance de l’Association passe par une réforme de ses instances : le conseil d’administration, autrefois composé à parité de 9 présidents d’établissement et de 9 directeurs, se resserre et évolue, réunissant désormais 12 directions minimum et 13 maximum et 3 présidences. Cette nouvelle densité directoriale change immédiatement la donne : les directions des Scènes nationales font leur retour au sein de l’Association, tant au sein du conseil d’administration qu’au niveau le plus large de l’adhésion des membres : dès 2020, quasiment toutes les Scènes nationales, sauf deux à ce jour, ont à nouveau rejoint le mouvement associatif, dont les séances d’assemblée générale retrouvent rapidement leur dynamisme, parfois une certaine tension, mais qui reste constructive et respectueuse. La qualité des débats au sein de l’Association des Scènes nationales est un bon indicateur de l’état des lieux. « En redonnant un sens à l’Association, précise Jean-Paul Angot, qui en prendra la présidence en 2012 (jusqu’en 2020), cela a permis de relancer les relations avec le ministère, qui redevenait un véritable partenaire. »[30]

Dans ce moment crucial de remise à plat de l’action de l’Etat, ce partenaire essentiel s’incarne en la personne d’Alain Brunswick, qui dirige au ministère le Département des publics et de la diffusion et le bureau des Scènes nationales. L’homme, qui possède une longue expérience de responsabilité de DRAC, passé également par l’ONDA, l’Office national de diffusion artistique, s’attelle à cette consolidation du réseau des Scènes nationales, réunissant un groupe de travail où siègent à tour de rôle, six mois durant, une trentaine de directions d’établissements. L’aboutissement est un Cahier des missions et des charges des Scènes nationales [31] de sept pages, document précis et détaillé, mais également consensuel, qui s’impose comme une référence commune, un « socle partagé » sur le fonctionnement même d’un tel établissement. Le concept de « plancher de financement » de toute Scène nationale à hauteur de cinq cent mille euros par l’Etat y est notamment inscrit. Le 31 août 2010 ce Cahier des missions et des charges est adressé par Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, à l’ensemble des préfets de région et de leurs subordonnés directs, les responsables des DRAC, ce qui s’avère la meilleure des consolidations du réseau des Scènes nationales. « Ce réseau, ou cette collection, forme une “famille”, précise Alain Brunswick avec pragmatisme, possédant autant de choses en commun que de diversité, voire de rivalités, qui est obligée de vivre ensemble, comme dans toute famille, et finit par reconnaître, mutuellement, que tous ses membres relèvent du même corps, du même sang. Il faut faire avec, alors autant le faire bien… »[32]

La nouvelle présidence de l’Association des Scènes nationales peut s’appuyer sur ce cahier des missions et des charges et choisit également de renforcer sa structure, engageant en 2014 une salariée permanente, Fabienne Loir, qui, dans le bureau de la rue Victor Hugo à Malakoff, peut se charger de son administration et de sa médiatisation, mettant au point un site internet utile et efficace. De plus, s’enclenche un processus de changement de génération des directions des Scènes nationales : en six années, de 2009 à 2015, alors que Jean-Paul Angot succède à Michel Orier à la présidence de l’Association, 24 nouveaux dirigeants sont nommés, soit un renouvellement d’un tiers, remplaçant dans bien des cas la génération des fondateurs de ces lieux, jusqu’alors quasi inamovible puisque lors des deux décennies précédentes, seuls 14 d’entre eux avaient laissé leur place.

Il s’agit également de mettre l’accent sur les activités du réseau des Scènes nationales, et de le faire savoir à l’occasion du vingtième anniversaire de sa fondation, puisque ces établissements, s’ils sont bien implantés localement, souffrent d’un déficit de notoriété au niveau national. Il est ainsi décidé de la création d’un événement annuel puis biennal, partagé, permettant de réunir les Scènes nationales dans une programmation coordonnée, un véritable festival nommé « L’Effet Scènes »[33], dont la première manifestation a lieu du 14 au 20 mars 2011, regroupant en une semaine 300 spectacles, sur 160 plateaux en représentation, au sein de 62 établissements. Le 15 mars, durant trois heures l’après-midi, toutes ces Scènes nationales communiquent en « multiplex », proposant simultanément rencontres, lectures, concerts, ateliers, bals, performances ou apéritifs. « L’Effet Scènes est vital pour nous, lance Michel Orier depuis la MC2: de Grenoble, qui met en lumière notre volonté d’être artistiquement présents en même temps partout en France et pour tous nos publics, que nous cherchons résolument à impliquer dans la vie de nos maisons. On veut fêter notre vingtième anniversaire d’autant plus fort que le Ministère de la Culture n’a pas fêté ses cinquante ans en 2009… »[34] Tandis que dans Le Monde, Clarisse Fabre écrit : « L’Effet Scènes est la photographie d’une semaine de programmation partout en France. Une chorégraphie du flamand Jan Fabre à Blois, une pièce de l’auteur portugais Antonio Lobo Antunes à la MC93 de Bobigny, une intégrale des sonates pour piano et violon de Beethoven à Chambéry, et les nouveaux spectacles des auteurs défrichés, accompagnés par certains directeurs depuis leurs débuts, Joël Pommerat ou Wajdi Mouawad. Le message est simple et efficace : sans l’argent public, les Scènes nationales n’existeraient pas. Et sans ces lieux de diffusion et de production, la France n’aurait pas la densité de ce maillage culturel unique que beaucoup de voisins lui envient. »[35]

En mars 2012, Michel Orier et Jean-Paul Angot mettent au point, au Centquatre du nord de Paris, trois demi-journées de rencontres, de débats, de happening, intitulées Les Scènes battent la campagne [36], où il s’agit de « faire de la création une question publique » au moment où les élections présidentielles se préparent. L’ensemble des candidats s’y retrouvent interpellés sur ces questions de politique de la culture, alors que très peu savent énoncer, à ce sujet, des discours consistants ou cohérents. Les minutes de ces réunions, publiées, conservent un caractère passionnant. Le festival L’Effet Scènes se reproduit en mars 2013 avec l’opération « 200 plateaux pour la création » où œuvrent une semaine durant deux cents artistes représentant la fine fleur de la culture publique française et européenne, puis en 2015 et 2019, finissant par occuper un mois entier. Programmé conjointement par l’ensemble du réseau, le festival trouve son rythme et son public. Télérama, qui s’engage précieusement dans l’opération, lui confère un retentissement médiatique certain, attirant un public surnuméraire non négligeable de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Sous la plume de Fabienne Pascaud, l’hebdomadaire culturel dit aussi sa « fierté » d’avoir, en France, le « réseau culturel le plus efficace au monde, le maillage le plus dense »[37].

Renouvellement 

Durant ces toutes dernières années, le renouvellement des Scènes nationales se poursuit. Trois lieux ont rejoint le label : le Théâtre Châteauvallon-Liberté, Scène nationale de Toulon, dirigé par Charles Berling, présidé par Claire Chazal, L’Empreinte, scène conjointe Brive-Tulle, dirigée par Nicolas Blanc, présidée par Frédéric Soulier, et Les Quinconces-L’Espal au Mans, dirigé par Virginie Boccard, présidé par Laurent Godret, portant désormais le réseau à 76 Scènes nationales[38], près d’un tiers de plus qu’à la création de l’Association en 1990.

Depuis 2016, plus de la moitié des directions des Scènes nationales a changé, profonde mutation générationnelle, encore accélérée ces deux dernières années : depuis 2019, Armelle Vernier est arrivée à Malakoff, Cécile Bertin au Creusot, Cédric Fassenet aux Scènes du Jura, Manuel Césaire à Fort-de-France, Marie Didier à Villeneuve d’Ascq, Carole Albanese à Foix, Valérie Baran à Evreux-Louviers, Jérôme Montchal à Châteauroux, Damien Godet à Bayonne, Frédéric Esquerré à Tarbes, Benoît André à Mulhouse, Grégory Cauvin à Forbach, Maël Grenier à Château-Gontier, Nicolas Royer à Chalon-sur-Saône, Eleonora Rossi à Belfort, Sonia Kéchichian à Angoulême, Thierry Bordereau à Bar-le-Duc, Arnaud Meunier à Grenoble, Séverine Bouisset à Sceaux, Christine Malard à Aubusson, Maïté Rivière à Brest, Eli Commins à Nantes, Jérôme Villeneuve à Meylan, Olivier Lastaste à Alès et Sylvie Violan dans le cadre de la labellisation de la petite dernière, la toute nouvelle Scène nationale Carré-Colonnes de Saint Médard-en-Jalles/Blanquefort, en Gironde.

Comme on le remarque, le rajeunissement n’est pas la seule caractéristique de ce renouvellement. Une parité de genre est désormais la règle dans les nominations : 12 femmes sur les 26 directions changées depuis 2019. A ce jour, 28 des 76 Scènes nationales sont dirigées par des femmes, qui sont encore minoritaires ; mais émerge une nouvelle génération féminine. La parité est l’horizon vers lequel tendent les Scènes nationales. « L’arrivée remarquée et remarquable des femmes directrices à la tête de nos établissements, écrit en 2019 Jean-Paul Angot, président de l’Association, est visiblement source de renouvellement. Elles vont apporter un sang neuf aux Scènes, trop longtemps dirigées très majoritairement par des hommes. »[39]

Une enquête de Joëlle Gayot sur ce point dans Télérama [40] insiste sur la volonté féminine de « partager les responsabilités », avec des prises de décisions plus collégiales, un mode plus « partageur », un sens du collectif mieux affirmé. Cette alter-gouvernance insuffle, dans les rapports, une horizontalité bénéfique, responsabilisant tous les postes. « L’exercice du pouvoir pour le pouvoir ne fascine pas les directrices », souligne la journaliste en citant Sandrine Mini, de la Scène nationale de Sète : « Montrer mes muscles ne m’intéresse pas. J’associe, je ne régente pas tout, j’échange et je dialogue. »[41] Autre évolution : un sens de la solidarité, une sensibilité à la cause commune, une volonté de créer des liens, ce qui ne s’arrête pas au genre, comme le dit Hortense Archambault, à la tête de la MC93 à Bobigny : « Nous avons éprouvé ce que c’est que d’être minoritaire. On s’appelle, on s’aide, on échange nos expériences. Cette connivence se ressent dans les aventures artistiques. Cela nous rend plus attentives, pas seulement aux femmes, aux plus faibles en général. »[42]

Cette voie vers la parité, initiée au niveau des directrices des Scènes nationales, peut mener à tous les niveaux du travail théâtral, notamment sur les plateaux. « Je suis attentive au soutien des artistes féminines dont les moyens de production sont souvent plus fragiles que ceux des hommes »[43], explique Béatrice Hanin, à la tête du Théâtre de Saint-Nazaire, tandis que Sandrine Mini veille « à l’équilibre des propositions artistiques »[44] dans une Scène sétoise où le nombre de créations féminines a été multiplié par trois en deux ans. Commandes de textes à des auteures plus nombreuses, sur des thèmes parfois explicitement féministes, sont aussi de mise, par exemple pour Virginie Boccard au Mans, alors que d’autres prêtent plus d’attention à des détails significatifs : davantage de télétravail et de souplesse pour une autre gestion du temps, ou mieux accueillir des collaboratrices ou des spectatrices avec des enfants en bas âge, simplement avec une caisse de jouets ou des horaires permettant aux salariées de passer par l’école ou la crèche.

En décembre 2020, Hortense Archambault, ancienne co-directrice du Festival d’Avignon (2004-2013), dirigeant la MC93 depuis l’été 2015, est élue présidente de l’Association des Scènes nationales. « Elle est écoutée, n’est pas polémique, elle s’est imposée naturellement »[45], explique Jean-Paul Angot, auquel elle a succédé, après avoir précédemment accédé au conseil d’administration de l’Association. Hortense Archambault s’est entourée de Michel Pénager, président de Malakoff, comme vice-président, Laurent Dréano, directeur de la Maison de la culture d’Amiens, en trésorier, Francesca Poloniato, directrice du ZEF de Marseille, comme secrétaire, ainsi que Philippe Bachman de Châlons-en-Champagne, et Catherine Rossi-Batôt, directrice de LUX à Valence, respectivement référents dans les domaines de la musique et du cinéma et très récemment de Sylvie Violan pour les festivals.

Avec plus de quatre millions de spectateurs et visiteurs en 2019, quatre mille spectacles, dix mille représentations, plus de trois mille animations hors les murs à la recherche d’un autre public, deux mille salariés permanents, le réseau des Scènes nationales se porte plutôt bien. En témoigne la manière dont il a traversé la pandémie de coronavirus et la période de fermeture des lieux de culture, tout en poursuivant, grâce au soutien de l’État et au maintien des financements des collectivités, ses missions, d’accompagnement de la création en premier lieu – par le biais de nombreuses coproductions et résidences proposées aux compagnies sur des plateaux de théâtre libérés à cause des annulations de spectacles – mais aussi de programmation pluridisciplinaire et d’actions à l’adresse des publics, avec tout un ensemble de propositions artistiques, renouvelées ou modifiées en fonction des aléas de la crise, présentées en ligne ou dans des conditions adaptées au contexte sanitaire. Cette période difficile a permis au réseau de démontrer sa capacité à se réinventer face à la contrainte, et de réaffirmer, contre vents et marées, le rôle essentiel du service public de la culture.

Cela n’empêche pas Hortense Archambault, réaliste et offensive, de devoir faire face à quelques défis d’importance, non résolus. Continuer à faire progresser la parité, bien sûr ; retrouver, évidemment, la part de public pour le moment perdue à cause de la succession des confinements et des fermetures de théâtres en temps de pandémie[46], ne sont pas les moindres de ces tâches où le volontarisme est de mise. Et puis, voici une mission par gros temps, à laquelle la nouvelle présidente des Scènes nationales n’est pas insensible : engager l’Etat à réinvestir plus massivement dans la culture d’aujourd’hui, à reprendre la main sur la politique culturelle pour initier une relance de la décentralisation, afin de réduire, toujours, les injustices dans les accès à la création contemporaine.